LA COUR DE CASSATION RENFORCE L'OBLICATION DE VIGILANCE DES BANQUES
La décision du 19 juin 2024[1] de la chambre criminelle de la Cour de cassation invite les établissements bancaires à procéder à une surveillance effective des activités de leurs clients au titre de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT), au risque de voir leur propre responsabilité pénale être mise en jeu.
Les faits
Dans le cadre d’une enquête sur des faits d’escroquerie commis par un groupe de sociétés au moyen d’une pyramide de Ponzi, la banque qui hébergeait le compte bancaire ayant permis ces opérations a été renvoyée devant le tribunal correctionnel de Paris du chef de blanchiment aggravé, pour avoir apporté son concours à des opérations de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect des délits reprochés aux auteurs de l’escroquerie. Il lui était reproché d’avoir permis aux escrocs d’effectuer au moyen dudit compte des virements conséquents à destination de comptes bancaires étrangers, domiciliés notamment à Hong Kong et en Indonésie, alors que la banque, en tant que professionnelle et du fait des contrôles qu’elle devait exercer, ne pouvait ignorer l’origine délictuelle des sommes portées sur le compte qu’elle gérait.
Le droit applicable
Les établissements bancaires sont soumis à diverses obligations en matière de LCB-FT[2]. En particulier, ils sont tenus de mettre en place une procédure « Know Your Customer » (KYC), qui vise notamment à identifier le client et les éventuels bénéficiaires effectifs au moment de l’entrée en relation d’affaires[3], ainsi que la typologie d’opérations auxquelles le compte bancaire est destiné à servir. Ces informations, qui doivent être régulièrement actualisées, doivent permettre à la banque d’exercer son devoir de vigilance vis-à-vis des transactions susceptibles de constituer des opérations de blanchiment[4]. Le niveau de surveillance doit être adapté en fonction des risque de blanchiment identifiés, et peut prendre la forme de mesures de vigilance simplifiées, complémentaires et/ou renforcées[5]. Il est à noter que l’article L. 561-22 IV du Code monétaire et financier instaure une immunité pénale au bénéfice des assujettis aux obligations LCB-FT qui ont procédé, de bonne foi, à la déclaration de soupçon auprès de Tracfin.
Au terme de l’article 324-1 du Code pénal, l’élément matériel du délit de blanchiment consiste notamment en un « concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit. ». Le blanchiment est par ailleurs un délit intentionnel. S’il ne suppose pas que son auteur ait eu une connaissance précise de l’infraction d’origine ayant procuré le produit illicite, il est caractérisé dès lors que son auteur a apporté son concours aux opérations de blanchiment[6], alors qu’il ne pouvait pas ignorer, au regard des faits dont il avait connaissance, que les fonds avaient une origine frauduleuse[7].
Le blanchiment est aggravé par le fait qu’il est commis de façon habituelle ou en utilisant les facilités que procure l'exercice d'une activité professionnelle[8].
La condamnation de la banque du chef de blanchiment aggravé
En l’espèce, deux questions étaient posées à la Cour de cassation :
- Un manquement aux obligations de vigilance imposées par le Code monétaire et financier suffit-il à constituer un concours apporté à une opération de blanchiment ?
- La mise à disposition d’un compte bancaire ayant servi à faire transiter les fonds résultant de l’escroquerie peut-il constituer un tel concours et, le cas échéant, dans quels cas ?
Sur le premier point, la Cour de cassation indique clairement que le seul manquement de la banque à ses obligations de vigilance n’est pas constitutif d’un concours apporté à une opération de blanchiment d’un délit commis par l’un de ses clients. Autrement dit, la preuve de l’élément matériel du blanchiment n’est pas rapportée par le seul fait que la banque n’a pas respecté les obligations prévues aux articles L. 561-5 à L. 561-10-2 du Code monétaire et financier.
Pour autant, la Cour de cassation refuse d'écarter la responsabilité pénale de l’établissement bancaire. Elle considère ainsi que la mise à disposition d'un compte bancaire et l'exécution d'ordres de virement des sommes y figurant vers des comptes à l'étranger sont susceptibles de caractériser un tel concours.
Pour parvenir à cette conclusion, les juges ont considéré en l’espèce que la banque ne pouvait ignorer l’origine frauduleuse des fonds, à partir des informations qu’elle possédait concernant le fonctionnement du compte bancaire et qu’il lui appartenait d’analyser. En particulier, la banque aurait dû être alertée par le passage du compte bancaire litigieux en alerte orange, par la présence de flux financiers relativement élevés et disproportionnés par rapport au chiffre d’affaires connu du titulaire du compte, ainsi que par les flux financiers à destination de pays étrangers inscrits sur la liste grise du GAFI[9]. Les juges ont spécifiquement relevé que la banque n'avait pas exercé un contrôle efficace au regard des informations qu’elle avait recueillies auprès de son client.
Ainsi, faisant application d’un raisonnement similaire à la théorie du « willfull blindness », la Cour de cassation en déduit que la banque a intentionnellement apporté son concours au blanchiment des fonds.
Le durcissement du régime d’irresponsabilité pénale de la banque
Les moyens de défense produits par l’établissement bancaire ont pour la plupart successivement été écartés par la Cour de cassation. Ainsi, celle-ci rappelle qu’il entrait dans les pouvoirs de la banque, et ce, sans porter atteinte à la vie privée de son client, de procéder à une étude plus minutieuse des documents remis lors de l’entrée en relation d’affaires, de relever les incohérences, et de se renseigner sur le caractère réaliste de l’activité de ce dernier au regard du marché sur lequel il indiquait opérer.
De plus, la Cour de cassation considère que la banque ne peut s’appuyer sur les conclusions de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR) pour affirmer qu’elle n’a commis aucune faute. En effet, l’ACPR avait par le passé examiné et validé le dispositif anti-blanchiment de la banque. Or, pour les juges, cette validation ne peut « s’analyser comme un blanc-seing » dans la mesure où le contrôle de l’ACPR n’a pas porté spécifiquement sur la gestion du compte litigieux.
Enfin, elle refuse de faire bénéficier la banque du dispositif de l’article L. 561-22 IV du Code monétaire et financier, qui prévoit que la déclaration de soupçons à Tracfin[10] effectuée de bonne foi exonère son auteur de toute responsabilité pénale, au motif qu’elle n’a pas été effectuée « en temps et en heure ».
Les conséquences de cette décision pour les professionnels assujettis au devoir de vigilance
Cette décision rappelle, si besoin était, aux professionnels assujettis aux obligations de prévention LCB-FT qu’une gestion efficace des risques LCB-FT doit avoir pour finalité d’éviter à la fois la mise à disposition d’un compte et l’exécution d’ordres financiers pour le compte d’un client à risques. Ces assujettis ne peuvent pas se contenter de solliciter les informations nécessaires à la prévention du blanchiment mais doivent également organiser leurs équipes de telle manière que l’analyse de ces informations permette de détecter les risques de blanchiment de manière effective.
A l’inverse, la mauvaise mise en œuvre des obligations de vigilance peut créer les conditions factuelles qui aboutiront à retenir la responsabilité de la banque au titre du délit de blanchiment.
Enfin, les déclarations de soupçons à Tracfin, qui sont parties intégrantes du dispositif de lutte contre le blanchiment, doivent être accomplies avec diligence, sans quoi elles ne permettent pas de bénéficier de l’exonération de responsabilité pénale.
Il est permis de penser que les mêmes raisonnements s’appliqueront à l’égard des sociétés spécialisées dans la gestion des crypto-actifs.
Le renforcement du rôle des établissements bancaires en matière de gestion des risques LCB-FT s’inscrit dans un plus large mouvement de responsabilisation des banques, y compris en dehors du contentieux pénal. A titre d’exemple, le Tribunal de Commerce de Paris, dans un jugement du 19 juillet 2024[11], a condamné une banque à indemniser son client à hauteur de 50% des pertes qu’il avait subies à la suite d’opérations frauduleuses, sur le fondement de la perte de chance. Les juges ont notamment reproché à la banque d’avoir failli à son obligation de vigilance en ne détectant pas les « anomalies intellectuelles » que présentait l’opération projetée.
***
Pour plus d'informations, vous pouvez contacter:
Eric Russo
Avocat associé
ericrusso@quinnemanuel.com
Sophie de Sevin
Avocat
sophiedesevin@quinnemanuel.com
Quinn Emanuel Urquhart & Sullivan LLP
6, rue Lamennais
75008 Paris
+33 (1) 73 44 60 00
www.quinnemanuel.com
[1] Cass. Crim., 19 juin 2024, n° 22-81.808.
[2] Articles L. 561-5 à L. 561-10-2 du Code monétaire et financier.
[3] Article L. 561-2 du Code monétaire et financier.
[4] Articles L. 561-5-1 et L. 561-6 du Code monétaire et financier.
[5] Articles L. 561-9, L. 561-10 et L. 561-10-1 du Code monétaire et financier. Par exemple, dans le cas où une opération financière serait complexe et d'un montant inhabituellement élevé ou ne paraissant pas avoir de justification économique ou d'objet licite, l’article L. 561-10-2 du Code monétaire et financier donne aux professionnels assujettis au devoir de vigilance pouvoir pour réaliser un examen renforcé de l’opération, et interroger le client sur l’origine et la destination des fonds, ainsi que sur l’objet de celle-ci et l’identité des bénéficiaires. De même, l’article L. 561-5-10 3° du même Code impose des obligations de vigilance renforcées lorsque l’opération implique une personne domiciliée, enregistrée ou établie dans un Etat figurant « sur les listes publiées par le Groupe d'action financière parmi ceux dont la législation ou les pratiques font obstacle à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme ou par la Commission européenne ».
[6] Cass. Crim., 18 janv. 2017, n°15-84.003.
[7] Cass. Crim., 17 févr. 2016, n°15- 80.050.
[8] Article 324-2 du Code pénal.
[9] Le Groupe d’Action Financière est une organisation intergouvernementale de surveillance du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. La « liste grise » est une liste sur laquelle sont inscrits les pays présentant des failles dans leur régime de lutte contre le blanchiment, mais s’étant engagés à y remédier.
[10] Tracfin est la cellule nationale de renseignements financiers placée sous l'autorité du Ministère de l'Economie, et habilitée à recueillir les déclarations de soupçons au sens des articles L. 561-15 et L. 561-23 du Code monétaire et financier. Ce mécanisme impose aux établissements financiers de signaler à Tracfin toute transaction suspecte pouvant être liée au blanchiment ou au financement du terrorisme.
[11] T. Com Paris, 19 juillet 2024, n° 2022-041678.